La salle du Pannonica est en configuration assise ce mercredi 29 novembre pour accueillir Craig Taborn, le pianiste prodige. Comme attendu, un piano à queue noir – c’est le Yamaha habituel – trône crânement sur la scène, attendant son matador. Le public est nombreux et sirotant. À l’heure dite, Craig s’installe sobrement derrière le clavier. Vont suivre un enchaînement de six improvisations entrecoupées seulement par les gorgées d’eau que s’autorisera le soliste.
Durant les soixante-dix minutes que dureront le récital, il ne prononcera pas un mot, enfermé dans sa sphère pianistique, les yeux fermés, tout à l’écoute de son inspiration, malaxant et triturant ses compositions instantanées autant qu’éphémères, comme un sculpteur sa glaise. Il le confirmera à la fin du concert, affable et souriant (l’affrontement avec le piano terminé, il pouvait se détendre et recueillir les bouquets que lui tendaient ses afficionados) : son set du soir n’était qu’une suite d’improvisations.
Pénétrer l’univers du musicien n’est pas chose aisée ; il n’est guère question ici de douces mélodies pour amoureux transis au coin du feu, mais de trilles et de martèlements, de syncopes et de galops, d’intensité et de dissonance. Taborn crée des motifs qu’il répète à l’envi et qui évoluent subrepticement, variant les nuances : il creuse un sillon, ne s’arrête que lorsqu’il est arrivé au bout.
C’est un pianiste percussif. Il joue avec la caisse de résonance de son instrument, qu’il n’hésite pas à maltraiter, à martyriser même. Le Yamaha, tout carillonnant et vibrionnant à la fin du concert, s’en souviendra : il a fini blessé, une corde ayant lâché sur la fin, le virtuose intégrant cet incident dans le morceau qu’il jouait.
Mais le pianiste sait aussi faire preuve de douceur, il le prouvera en interprétant un blues (une broderie déstructurée autour du « Summertime » de Gerschwin ?) au mitan du concert, laissant ainsi le public attentif récupérer après les piques et les banderilles de la première phase (et notre ami de montrer l’étendue de son champ d’action). Ce répit ne durera guère, mais il permettra aux spectateur·rices de mieux appréhender son art et d’affronter la suite plus sereinement.
S’il est bien sage ce public, une femme, debout, les mains dans les poches amples de sa robe, danseuse immobile, vibrante, ondule aux mélodies déstructurées du chorégraphe impromptu qui occupe la scène, ajoutant à l’ambiance iconoclaste de la soirée. Les gens, ravis, en redemandent. Taborn, placide, cèdera à leur requête, pour un rappel. Toujours muet, il saluera les mains jointes, le visage en sueur, témoignant de l’intense concentration et de l’engagement total qui a précédé.
CRÉDIT PHOTOGRAPHIQUE : UN ŒIL AU CARRÉ