Vous connaissez l’expression « rentrer avec un chausse-pied » ? C’est ce qui est arrivé vendredi 15 mars aux derniers chanceux qui, malgré leur précieux sésame, ont eu bien du mal à trouver une place libre dans une Paul Fort bondée et bruissante pour assister au concert de Steve Coleman.
À 21h01 (le quart d’heure nantais n’est plus ce qu’il était), arrivent nonchalamment sur scène Steve C. and Five Elements. En fait, un quartet des plus classiques. Un trompettiste, Jonathan Finlayson, partagera l’air et parfois le feu avec S. Coleman. À la rythmique, deux compères fournissent le terreau du son du groupe – Rich Brown à la basse électrique à six cordes et Sean Rickman à la batterie. Manque l’eau : J. Finlayson s’en chargera en vidant régulièrement sa trompette. Quant au cinquième élément, dont Luc Besson a défini les contours au siècle dernier, ce concert sera peut-être l’occasion de l’approcher dans la doctrine du sieur Coleman (je vous invite à aller parcourir son Wikipédia, même si ce n’est pas de tout repos : le bonhomme est un théoricien ardu).
L’orchestre ne commence pas pied au plancher. Si les trois sidemen sont prêts, S. Coleman farfouille dans un sac à dos à la recherche semble-t-il de partitions qu’il laisse finalement à quai. Il finit par gagner son micro sous les applaudissements pour démarrer seul et en douceur un morceau qui s’étalera vingt-cinq minutes durant.
Cette première pièce est un manifeste de l’art de Steve Coleman : une longue exploration, qui fait la part belle à chacun des musiciens et leur laisse la possibilité d’improviser. Une explovisation en quelque sorte. Ou une improviration. Néologisme au choix.
Figure centrale de ce morceau au long cours, Rich Brown, le bassiste, impressionne: imperturbable, il reproduit le même riff pendant vingt-cinq minutes, ne le modulant que par d’infimes variations. D’ailleurs, assis sur un tabouret de bar, il ne change pas de position tout au long du set. Seuls ses doigts se meuvent le long de la six cordes. Un vrai bronze.
Au fil du concert, la durée des morceaux va en diminuant. Les souffleurs alternent les solos, chacun s’emparant ensuite de cloches, apportant ainsi une contribution rythmique à l’ensemble. S. Coleman s’autorise de temps à autre des borborygmes de satisfaction. Le groupe est rodé, la tournée a commencé depuis un moment et l’écoute et l’osmose entre les musiciens est impressionnante, notamment le dialogue qui s’instaure à la fin du troisième morceau entre le sax alto et son batteur. Si les quatre instrumentistes excellent, le tambour impressionne particulièrement par sa mesure, sa finesse et sa retenue.
Le concert se terminera comme souvent par un rappel et, surprise, Steve Coleman s’empare du micro pour faire chanter la salle, apportant ainsi une touche de convivialité bienvenue à la soirée (qui se poursuivra en bas, au bar, où l’on retrouvera Jonathan, Rich et Sean un verre à la main, volubiles et décontractés).
Et le public ? Ils étaient cinq cents dans la salle ! Des jeunes, des vieux, des ni-ni, des musiciens nantais – connus, amateurs, élèves du conservatoire. Et même des saxophonistes de père en fils (j’en ai reconnus) : si Steve n’est pas le fils d’Ornette, le mojo du saxophoniste n’en demeure pas moins un legs que les sax altos, sopranos et autres ténors se transmettent d’une génération à l’autre.
Steve Coleman est l’héritier des Charlie Parker, Sonny Rollins, John Coltrane, Von Freeman… Ce vendredi 15 mars, il aura sans doute contribué par sa musique et son aura virtuose à prolonger la lignée. C’est peut-être de ce côté qu’il faut rechercher le fameux cinquième élément : il a les contours d’un afro-américain, tenant à bout de bras un tube courbe en laiton, les joues gonflées, les yeux clos ou exorbités, le pavillon tourné vers l’éternité.
• John Do
CRÉDIT PHOTO : EN UNE : UN ŒIL AU CARRÉ // MARIA HAYES FISHER