INTERVIEW
ANTOINE RAJON ET LE LABEL KOMOS : « POUSSER LE MUSICIEN VERS CE QU’IL EST »
Cette saison, Pannonica a orienté en partie sa saison sur les labels indépendants. L’occasion de rencontrer Antoine Rajon, le directeur artistique du label Komos, qui a notamment produit le trompettiste américain Hermon Mehari qui était à l’affiche début mars.
La venue d’Hermon Mehari nous a fourni la possibilité de mettre en avant un label que nous chérissons, le label Komos. Est ce que tu peux nous le presenter, ainsi que ton rôle en son sein ?
Le label, j’en suis le directeur artistique depuis le début, l’agitateur, celui qui le gère au quotidien. Mais il fait partie d’une structure plus large, Astérios spectacles (société de productions de spectacles), qui appartient à Olivier Poubelle, un activiste de la culture à Paris. Il y a cinq ans, je travaillais pour un label qu’Olivier avait racheté, Buda Musique, orienté musique du monde, et je lui ai proposé de créer un label de jazz. Il m’a dit: “Banco!” et on a lancé Komos. Olivier Poubelle possède également le studio Pigalle à Paris. Tous les disques que l’on produit y sont enregistrés avec l’ingénieur du son du studio, Félix Rémy, le garant de notre identité sonore. Pour le mastering c’est quasi exclusivement avec une boîte à Londres, Carvery, et un ingénieur du son qui s’appelle Frank Merritt. Je suis à la direction artistique, je conçois les projets et je les gère, mais l’idée, c’est vraiment d’avoir une petite équipe et que l’on travaille bien ensemble à forger l’identité du label.
Sélène Saint-Aimé © Nicolas Derné
Hermon Mehari © Maria Jarzyna
Hermon Mehari, c’est le trompettiste de Sélène Saint-Aimé sur les deux albums qu’elle a fait pour Komos. C’est lors de l’enregistrement de ces disques que l’idée de l’album Asmara est née ?
Exactement ! J’ai rencontré Hermon quand il jouait avec Sélène. Tout de suite, ça a marché. J’ai écouté ce qu’il venait de produire et je lui ai dit: “Voilà, moi, j’aimerais bien que l’on fasse un disque ensemble, mais ce que je te propose, c’est de faire un disque de jazz érythréen” (Hermon est Afro-Américain d’origine érythréenne).
Donc c’est venu de toi cette proposition ?
Bien évidemment, ça correspondait à quelque chose qui était en lui. Mais c’est moi qui lui ai fait cette proposition, avant même qu’il en parle. Aujourd’hui, le jazz, c’est un milieu où il y a beaucoup de très bons instrumentistes, beaucoup de très bons groupes, mais souvent cela manque d’originalité. A partir du moment où quelqu’un a une identité forte, il faut le pousser vers ce qu’il est. A la base, Hermon est un super trompettiste, il a un son incroyable et une présence scénique indéniable, mais je pensais que c’était important qu’il puisse mettre en avant sa singularité.
Session d’enregistrement d’ « ASMARA » au studio Pigalle
Et le mot Komos, d’où vient-il ?
La maison mère s’appelle Astérios (le Minautore dans la mythologie grecque). Je me disais que ce serait bien de trouver un nom qui soit également lié à la mythologie pour avoir une continuité. J’ai trouvé Komos : ce sont les processions rituelles festives que l’on peut voir sur les vases grecs antiques. Il s’agissait généralement d’un cortège bruyant et festif de buveurs accompagnés de musiciennes, caractéristique des fêtes dionysiaques. Il fallait un terme qui était lié à la musique, donc c’était parfait.
La ligne directrice du label, en quelques mots, pour définir ce qu’est Komos…
Beaucoup de nos productions sont liées à l’Afrique ou aux descendants des Africains d’un peu partout. Ce n’est pas une ligne exclusive, mais c’est vers là que mon goût se porte. Il faut qu’il y ait un lien au gospel, à l’Afrique ou la transe. Le côté spirituel est important, je pense qu’il fait partie de l’ADN du jazz originel. C’est quelque chose qui me tient à cœur. Et ce qui lie tous les disques que l’on produit, c’est un principe d’urgence : on enregistre vite, en live, avec très peu de post-production.
À l’ancienne, en somme ?
Exactement, c’est comme ça que le jazz était enregistré dans années 50, 60, 70 et enregistrer quelque chose qui est vivant, je trouve que ça fait partie de la nature même de la musique. J’aime bien capter un instant. Bien sûr, il y a des contingences économiques, mais même si on était très, très riches, la volonté serait toujours d’enregistrer les albums en deux jours, quatre ou cinq morceaux par jour, en deux ou trois prises.
Quelques mots sur toi. Tu es directeur artistique…
Je fais un peu tout dans le label. Il y a une administratrice pour les paiements, les contrats de travail, les contingences administratives, et je fais tout le reste. C’est-à-dire que je supervise l’enregistrement, le mastering, la conception de la pochette, la fabrication, la promo, la commercialisation… Quand tu as un micro label, il n’y a pas beaucoup d’argent, donc il faut être partout. Et cela ne me déplaît pas.
Antoine Rajon © DR
Et avant Komos ?
J’étais un collectionneur de disques. J’ai eu un magasin de disques, Paris Jazz Corner pendant dix ans et, par ce biais, j’ai rencontré plein de musiciens. J’ai lancé Isma, un premier micro label avec deux amis dans les années 2000, puis, seul, Heavenly Sweatness (le label de Guts, David Walters…) sur lequel j’ai sorti trois ou quatre maxis. Là, au bout d’un an, Franck Descollonges, est venu me rejoindre, plein d’ambition et d’énergie. Après quatre ou cinq ans et je suis parti sur autre chose et j’ai monté un autre micro label qui existe toujours, Nyami Nyami, avec Charles Houdart.On a sorti un groupe sud-africain, BCUC, que j’ai découvert et que j’ai beaucoup fait tourner en France et à l’étranger pendant trois ans. Puis, j’ai commencé à travailler avec Vaudoo Game, un groupe d’afro-funk, dont je suis le manager et le booker. Et j’ai intégré Astérios et monté Komos. Ça s’est fait à la passion. Ce sont des métiers qui ne sont pas sorciers si tu as une formation un peu basique (au départ, je suis juriste en droit social). Les choses se sont enchaînées de manière assez naturelle.
La formation de juriste et le côté “digger” (dénicheur de vinyles), c’est ce qui t’as permis de devenir ce que tu es aujourd’hui ?
J’étais un digger à une époque où on n’appelait pas encore ça digger. J’étais un collectionneur de disques dans les années 90. J’ai vendu ma première collection en 2005 parce que j’en avais marre des vinyles.
Tu ne regrettes pas ?
Non, parce que j’ai pu financer les disques que j’ai produits avec les disques que j’ai vendus. J’ai recyclé. Je ne suis pas là pour l’argent. Ce qui m’intéresse c’est d’aider les artistes à exprimer des choses qu’ils ont en eux, sur disque ou en tournée. Hermon, je pense que c’est moi qui l’ai décomplexé en lui disant : “Fais un disque de jazz érythréen”. C’est ça qui m’intéresse, plus qu’être un gestionnaire.
Ton départ d’Heavenly Sweatness, c’était aussi pour pouvoir travailler dans un label plus petit ?
Je suis parti sans avoir de plan pour la suite. Ce que je savais, c’est ce que je ne voulais pas. La musique, je ne fais pas ça pour des raisons économiques, même si j’arrive par chance à en faire mon métier. Je ne me suis jamais rémunéré sur les labels que j’ai créés. J’ai pu gagner de l’argent en faisant tourner les artistes, mais ce n’est pas ce qui motive. Mes choix sont dictés par la passion. Ce que je recherche, c’est l’expérience, le moment. J’ai la chance d’avoir trouvé un modèle économique qui me permette jusqu’à présent de vivre, de continuer, mais c’est fragile. Les résultats économiques des disques sont importants pour moi. Nos chiffres sont bons, mais l’économie globale de la musique étant ce qu’elle est, ce n’est pas facile. Komos, ce n’est pas moi le patron. Ça s’équilibre, mais c’est quand même bien tendu. Olivier Poubelle peut à un moment dire : “Stop !” Je comprendrais et je partirais alors sur autre chose.
Propos recueillis par Jean Do
Et aussi…
À l’automne, sortiront les disques de Julien Lourau en hommage à Wayne Shorter, d’Émile Londonien en hommage à Thelonious Monk et une compilation de morceaux originaux de cinq jeunes groupes parisiens, qui “chacun, avec une forte identité, mélange les styles musicaux et n’a que faire des étiquettes”, dont Monsieur Mâlâ et Underground Canopy, qui étaient au Pannonica à l’occasion de la soirée De la boucle en décembre 2022.