Jeudi 3 novembre. Durant une trentaine de minutes nous échangeons par visioconférence avec Matthieu Prual, directeur artistique, compositeur et musicien du spectacle Les Cahiers de Nijinski, présenté à la salle Paul Fort le mercredi 23 novembre, en partenariat avec Stereolux.
Qui est pour toi Vaslav Nijinski ? Quel effet a eu pour vous la lecture de ses Cahiers et la découverte de son parcours qui tient presque de la légende ?
Vaslav Nijinski, pour moi, c’est d’abord Le Sacre du Printemps. Stravinsky m’intéressait beaucoup et depuis longtemps. Je me suis mis à bouquiner tout ce que je trouvais sur cette période-là dans la musique et je suis tombé sur Nijinsky.
En 2010, je me suis acheté ses Cahiers, je ne me souviens plus pourquoi. J’ai dû tomber dessus quelque part… Je les ai lus lors d’une tournée, durant un long trajet en camion jusqu’à Berlin. Donc c’était là, la rencontre avec cette pensée qui est en train de flancher. À partir du Sacre du Printemps, je m’étais aussi intéressé à l’Oiseau de feu et à Petrouchka, les trois pièces de Stravinsky que Nijinski a dansées et/ou chorégraphiées.
Donc, je connaissais déjà son existence, mais j’ai découvert un peu plus tard son parcours d’homme, après qu’il ait créé ces chorégraphies sur ces pièces vraiment révolutionnaires dans l’histoire de la musique occidentale. Ça me fascinait de m’imaginer être Vaslav Nijinski à qui Serge de Diaghilev (NDLR : fondateur des Ballets Russes) propose de faire la chorégraphie d’un sacrifice humain sur cette musique de Stravinsky. M’imaginer être à la place de quelqu’un à qui on propose un tel rôle, sur des thèmes aussi forts et avec une musique aussi chargée. Ça créé forcément des brèches dans l’être qui fait cela. Ça traverse le corps, l’esprit et toute la poétique de la personne. L’expérience est bien plus puissante que pour celui qui reçoit l’œuvre.
J’avais ça en tête en lisant les Cahiers. Je reliais donc un peu l’intention qu’il avait mise dans son travail à ce moment où l’esprit ne tient plus le coup face à la réalité.
© Mathieu Fisson
Ce qui m’a donc marqué dans ma première lecture des Cahiers, c’était l’intensité. L’intensité de l’envie de vivre, l’intensité de l’envie d’accéder à l’idéal et l’impossibilité d’y arriver. Ensuite, ce qui m’est resté c’est l’axiome de base : la raison est le moment où le sentiment est plus fort. C’est par ainsi qu’il fait ses choix dans la vie, en tout cas à cette période-là. Il peut nous sembler en décalage, mais je trouve ce décalage très beau : on pourrait aussi appliquer une logique où ce qui fonde nos décisions, ce ne serait pas la logique mais le sentiment.
Théâtre, musiques, danses, lectures… Comment a été envisagée l’adaptation scénique ? Quel a été ton rôle ?
Le point de départ a donc été cette lecture des Cahiers dans un camion en 2010. Je travaillais avec Gaspard (Claus) depuis de nombreuses années. Avec Denis (Lavant), on avait fait des choses autour du Sel Noir d’Édouard Glissant en 2011 à Avignon. On avait parlé à l’époque déjà, je crois, de Nijinski.
En 2018, j’ai donc proposé à ces deux compères de se lancer dans l’aventure. Je ne l’aurais pas fait avec qui que ce soit d’autre. Je me suis alors positionné comme moteur, coordinateur artistique, parfois comme directeur mais sur une direction très ouverte. On a tous les trois décidé de faire la mise en scène nous-même. J’ai passé beaucoup de temps à réécrire l’adaptation de Christian Dumais-Lvowski. J’ai repris tout l’ouvrage, réinséré des fragments, enlevé d’autres fragments pour arriver à une première version. J’ai notamment réintégré le poème Aux Hommes qui se trouve à la fin des Cahiers.
On a ensuite retravaillé cette version tous les trois, en fonction de ce qui allait le mieux résonner dans le texte avec Denis et puis en fonction de l’équilibre entre la musique et le texte. Au départ nous étions plutôt sur une base de lecture, pour ne pas rester complètement dans le champ du théâtre, mais finalement, ça s’y inscrit de plus en plus. Denis commence à jouer beaucoup de passages par cœur, quand il arrive sur le plateau, on sait tout de suite qu’il incarne Vaslav Nijinski. Il est devenu l’incarnation.
On a rapidement intégré de la vidéo dans ce processus, avec Thomas Rabillon. On devait créer le spectacle en mai 2020 et finalement ce fut en janvier 2022. Ce retard nous a permis de laisser fermenter tous ces éléments. J’ai beaucoup travaillé à la création lumière, j’ai coordonné et assisté la mise en scène afin que les divers éléments se juxtaposent. Mais tout le monde a participé à ce processus de création.
Qu’est-ce que la musique apporte à la pièce ? Qu’est-ce que les musiciens apportent, sur scène ? Êtes-vous aussi des personnages de cette pièce ?
Par moment nous sommes des personnages ou des évocations du rôle de la musique dans la vie de Nijinski. On prend des formes de fantômes, de monstres, on évoque des couleurs musicales de l’époque (début du XXème), notamment quand Nijinski replonge dans son passé et parle de Diaghilev : on a une musique qui évoque ces ambiances d’opéras ou de ballets. Sinon, on s’insère dans le flux vocal et corporel de Denis, on entre en dialogue avec lui. Parfois, la musique est un décor qui englobe et étend le récit, donne plus de poids aux visions. Elle structure le jeu de Denis aussi.
On a vraiment travaillé à trois. On avait commencé pour la première fois en septembre 2018, avec une première lecture pour Denis et une première improvisation musicale pour Gaspard et moi. On a d’abord travaillé en improvisation et lecture, gardé certaines propositions et fini par fixer une partition qui est maintenant précise et structure l’ensemble de la pièce.
Dans la majeure partie de la pièce, la musique est en relation directe avec le texte et le corps de Denis. Parfois elle prend le dessus. À certains moments, le texte est à peine audible parce qu’il est avalé par la musique. À d’autres moments, la musique prend très largement l’espace, mais il y a peu de musique seule finalement.
Et par rapport à Denis Lavant, tu disais donc que tu le connais depuis Avignon, en 2011. Tu as voulu travailler avec lui par… affinité ? Tout simplement ?
Oui ! Je l’ai d’abord rencontré aux funérailles d’Edouard Glissant où nous avons discuté, et puis on a fait le Sel Noir en 2011, qui nous a permis d’apprendre à nous connaitre. Il a une capacité phénoménale à faire entendre un texte. La lecture que j’avais des Cahiers s’est métamorphosée à partir du moment où elle est passée dans la voix de Denis. Avec lui, les mots ne nous arrivent pas de la même manière que si on les lit. Vraiment pas. Même si le texte reste sinueux et empreint de la folie de Nijinski, il nous fait suivre sa pensée vraiment clairement.
On avait aussi beaucoup parlé de la danse. Lors d’une de nos premières rencontres, il avait dit que lui-même se considérait d’abord comme danseur. Je l’avais gardé en tête et ça a résonné avec mon envie de monter les Cahiers de Nijinski. Il a très vite accepté quand je le lui ai proposé en 2018. En plus, il avait déjà des connexions avec Gaspard. Ça faisait donc un triangle qui fonctionnait directement.
© Lucie Weeger
Comment a-t-il travaillé alors l’aspect chorégraphique du spectacle ?
Il a travaillé avec Jérémy Bélingard ancien danseur étoile à l’opéra Garnier, avec qui il a pu passer quelque temps – pas autant que je l’aurais souhaité – pour transmettre à Denis des éléments de gestuelle.Finalement, face au sujet de la pièce, l’aspect historique de la figure de Nijinski s’efface. Nous sommes face à un homme qui va sombrer et qui veut dire une dernière fois son amour, son idéal, ce en quoi il croit. Il le dit cette fois avec des mots alors qu’il le disait avant avec son corps ! Ça crée des tournures assez brutales, qui sont très belles.
Sort-on du spectacle en ayant compris qui était Vaslav Nijinski et ce qu’il voulait dire? Le spectacle apporte-t-il des clefs de lecture aux Cahiers?
(Il rit) J’espère ! Mais je pense que c’est une autre expérience que celle de la lecture. C’est aussi un regard sur ces Cahiers: on a essayé d’en faire sortir ce qui pour nous en était l’essence. De notre point de vue. Je pense qu’on en comprend ce qui nous, nous y touche le plus. Il y a des choses sur lesquelles j’ai voulu m’arrêter, pour les mettre le plus en évidence. Je ne crois pas à l’objectivité dans ce genre d’entreprise, au contraire. C’est d’abord la rencontre de ce texte avec nous qu’il nous provoque, à cent ans de distance. C’est là que ça se passe !