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Le 26 février une soirée musicale et scientifique en trois parties a réuni MilesDavisQuintetOrchestra! (Sylvain Darrifourcq : batterie, Valentin Ceccaldi : violoncelle, Xavier Camarasa : piano, Christine Abdelnour : saxophone, Emilie Skrijelj : accordéon, Michael Thieke : clarinette), Clément Canonne (chercheur CNRS / IRCAM) et une centaine de spectateur·rices autour du thème de l’improvisation libre.

MilesDavisQuintetOrchestra! (en un seul mot), est un trio devenu sextet, adepte de l’improvisation libre, inspiré du minimalisme de Steve Reich et non un “cover band” du célèbre quintet des années 50. Ce nom trompeur en forme de mot-valise résume la philosophie de ce groupe : cérébral dans son approche et décontracté dans sa posture.
Un set de 50 minutes de musique répétitive ininterrompue ouvre la soirée. Autour d’un battement commun, très concentrés, les yeux fermés ou le regard fixe, les musicien·nes immergé·es dans leur bulle sensorielle tentent de se décaler de la pulsation du groupe sans altérer l’esthétique du son commun. Le ressenti rappelle ces anciens autorails dont le rythme et les grincements évoluaient avec la nature de la voie et des paysages traversés. On voyage les yeux mi-clos, hypnotisé par la répétition, mais attentif aux variations qui font évoluer l’ensemble. C’est une prestation équilibrée, à la fois exigeante et étonnamment accessible aux néophytes.

vue large scène du MilesDavisQuintetOrchestra. On voit presque tout le groupe. À gauche de la photo piano, puis clarinette, accordéon, saxophone, caché derrière le saxophone le violoncelliste, et enfin tout à droite le batteur

Les 30 minutes du documentaire expérimental D_PHASE (1) font le pont entre la partie musicale de la soirée et la présentation du chercheur Clément Canonne, spécialiste de l’improvisation collective qui a étudié les dynamiques interpersonnelles mises en œuvre dans le groupe.

Comme tous les êtres humains lorsqu’ils sont en groupe, les musiciens ont tendance à se synchroniser, à tendre vers un rythme, un souffle, une pulsation commune. Les chants de travail illustrent bien ce phénomène, les marins chantent au rythme des avirons ou du cabestan, les forçats accompagnent l’effort du travail et les soldats la cadence du pas.
Les musicien·nes du MilesDavisQuintetOrchestra! ont pour démarche de contrarier cette nature, d’être toujours en éveil pour chercher à se désynchroniser progressivement du groupe. C’est la nature de ce lien complexe qui a amené Clément Canonne à étudier les mécaniques à l’œuvre à l’intérieur du groupe. Tous les musicien·nes ont commencé par de la pratique solitaire avec des machines ou des métronomes désynchronisés, mais l’exercice change radicalement lorsqu’ils commencent à jouer avec leurs semblables.
Les premières expériences ont montré en effet qu’il est plus facile de résister à l’entraînement d’une machine à l’exactitude froide ou d’un grand orchestre au son impersonnel qu’à celui d’un petit groupe ou d’un musicien solitaire. Le couplage attentionnel semble lié à la perception de nos vulnérabilités individuelles, toutes ces petites imperfections rythmiques et musicales, parfois imperceptibles, qui nous distinguent et nous caractérisent. L’extension du trio au sextet qui a coïncidé avec le début de l’expérience s’est faite naturellement et n’a pas modifié la nature de la musique produite.

Un bandeau sur les yeux ou isolés dans des pièces séparées, les musicien·nes n’éprouvent pas de difficultés à jouer avec un rythme simple, c’est uniquement lorsque celui-ci devient plus complexe que le recours au regard améliore la performance. Par la suite, les musicien·nes ont été équipé·es de capteurs de toutes sortes (électroencéphalogramme, électrocardiogramme, respiration, mouvements …) couplés à l’enregistrement multipiste d’une prestation du groupe. Les premières analyses des enregistrements tendent à montrer que si les respirations et les rythmes cardiaques ont tendance à s’accorder, les mouvements (têtes, pieds, bras, selon les instruments) sont d’une grande aide pour garder sa pulsation propre face au collectif. Une expérience de confirmation consistant à immobiliser les musicien·nes est évidemment irréalisable en raison des biais évidents qu’elle induirait !

Le sujet de la synchronicité, qu’il soit abordé par la voie sensible de la musique ou par un protocole expérimental rigoureux recouvre une même réalité qui dépasse largement le cadre du thème de la soirée, et les trois quarts d’heure de débat qui l’ont clôturé n’ont fait qu’effleurer l’analyse d’un comportement humain universel. Et si c’était ça le feeling ?

 • Nicolas le Grizzly

Pour ceux et celles qui souhaiteraient approfondir le sujet, la thèse et une partie des publications de Clément Canonne autour de la musique et de l’improvisation sont disponibles sur internet : https://scholar.google.fr/citations?view_op=list_works&hl=en&hl=en&user=GQhBkNgAAAAJ&pagesiz=80
Pour ceux et celles qui auraient manqué cette soirée, une autre performance du groupe a été filmée lors de leur venue au festival Sons d’hiver l’an passé :https://www.youtube.com/watch?v=AgOG01TDmvM

CRÉDIT PHOTO © J-CHRISTOPHE GUARY