Emilie Chevillard et Morgane Grégory sont deux harpistes de générations différentes qui partagent la scène du Pannonica le 25 novembre prochain, dans le cadre de Jazz Tempo. La harpe est un des plus vieux instruments à cordes, auquel on colle allègrement de nos jours une image mièvre, douce et, avouons-le sexiste. On s’est dit alors qu’il serait intéressant d’en parler avec deux spécialistes. Nous profitons donc de ce concert pour croiser les regards d’Emilie Chevillard et Morgane Grégory sur cet instrument, le rapport qu’elles entretiennent avec, leurs envies ou aléas dans leur parcours musical. Il s’avère en tout cas que la harpe est un véritable instrument contemporain dont il y a encore bien des possibilités créatrices à tirer (et pas qu’au niveau des cordes) !
Quand et comment est arrivée la harpe dans vos vies ?
Emilie Chevillard : Enfant, lors de la fête de l’école de musique j’ai vu jouer l’ensemble de harpe. Je me rappelle la sensation de découvrir quelque chose que je n’avais jamais vu ni entendu. J’ai pu essayer une des harpes et tout de suite je me suis dit que c’était l’instrument que je commencerai. Avec le recul, je pense que les instruments polyphoniques me plaisaient bien, mais les classes piano étaient pleines, la guitare, tout le monde en jouait, l’accordéon me parlait moins… J’ai entamé les cours de harpe l’année suivante à l’âge de 9 ans.
Morgane Grégory : Contrairement à Emilie, je n’ai pas le souvenir d’avoir vu de harpe en vrai avant de vouloir en jouer. Je pense qu’elle représentait un peu un rêve, un songe, dans mon esprit d’enfant. Je me souviens de mes parents qui écoutaient Alan Stivell, de Duchesse des Artistochats qui me fascinait en caressant les cordes de sa harpe, et finalement, j’ai eu une harpe… Playmobil ! Et alors je me suis longtemps demandé comment sonnerait cet instrument s’il se trouvait là en vrai, juste devant moi. Puis, après une rencontre avec la professeure de harpe de l’école de musique, j’ai plongé. Je débutai la harpe à 6 ans.
On parle souvent de trois sortes de harpes différentes : classique, celtique et chromatique. Pouvez-vous nous expliquer leurs différences et nous dire, pourquoi votre choix s’est arrêté sur l’un de ces types ?
M.G : En réalité, il existe bien plus de types de harpes que ça. Mais on peut dire que ces trois là sont les plus « actuelles » en France, dans le sens où elles sont enseignées en institutions et évoluent encore aujourd’hui. Ces harpes se différencient par le système utilisé pour moduler les sons (tons et demi-tons). Ainsi, on parlerait plutôt de harpe à pédales, harpe à leviers et harpe chromatique. J’ai choisi la harpe à leviers avant tout pour le son, son côté cristallin et ses dynamiques, et aussi le fait qu’elle soit « tout-terrain ». J’aime expérimenter afin de lui ouvrir des places dans tout type de répertoire.
E.C : En effet la harpe constitue une famille d’instruments en soi. Les matières, les repères et le nombre des cordes changent. La harpe à leviers est très présente dans l’Ouest de la France, mais encore souvent considérée comme instrument d’apprentissage et délaissée au profit de la harpe à pédale. La harpe chromatique à corde alignées que je pratique est jouée par moins de 10 personnes à ma connaissance. Je n’ai pas choisi de type de harpe au départ, c’est plus tard que j’ai pris conscience des différences. Alors que je ressentais le besoin d’aller plus loin harmoniquement et que j’étais attirée aussi par l’improvisation, j’ai eu connaissance de l’invention de la harpe chromatique à cordes alignées, avec des cordes et tension de harpe celtique. Je me suis donc lancée dans l’apprentissage, et je ne le regrette vraiment pas ! NDLR : Emilie Chevillard a commencé par la harpe celtique, puis classique avant d’opter pour la harpe chromatique.
Quel a été le plus difficile dans l’apprentissage de votre instrument ?
Et à l’inverse, le plus évident ?
E.C : Le plus difficile a été au conservatoire, les ateliers qui m’attiraient ne prenaient pas de harpe celtique, j’avais la sensation de ne pouvoir qu’aborder en surface certaines esthétiques. Je manquais de jeu et d’échanges avec d’autres musiciens. Le plus évident a été de choisir la harpe chromatique. Je la voyais comme la solution à mes questionnements.
M.G : Je partage la difficulté qu’a évoquée Emilie ! J’ai dû attendre d’entrer en cursus de musiques traditionnelles, à 18 ans, avant qu’on m’accepte dans des ateliers ou groupes autres que des ensembles de harpes. Je pense que le plus évident dans mon apprentissage a été pour moi de m’approprier cet instrument. Ça a toujours été l’endroit évident de ma vie où je peux créer, dire, crier et donner sans retenue.
Pourquoi selon vous, pourquoi y a-t-il une disparité si forte entre joueuses et joueurs de harpe ? On dit souvent que c’est un instrument féminin, cliché ?
M.G : Cliché, oui ! Et en même temps, malheureusement très vrai. Dans le milieu professionnel de la musique, la proportion d’hommes et de femmes se resserre, mais dans les écoles de musique c’est très difficile de faire venir des garçons dans des classes très féminines. Je pense que ce cliché est lié à d’autres, qui montrent la harpe comme un instrument doux, de salon, romantique, etc. Les autres représentations de la harpe sont encore trop peu connues et pourraient ouvrir cet instrument à de nouveaux publics.
E.C : Je suis assez d’accord, il est vrai qu’il y a plus d’élèves féminins. Cela ne s’explique pas vraiment, mise à part effectivement ce cliché véhiculé, car si on regarde sa cousine la Kora dont le son est doux également, ou bien la harpe sud-américaine, on retrouve quasiment que des hommes. Mais j’ai presque envie de dire « vive le cliché », comme ça on retrouve plus de femmes instrumentistes sur scène, qui ont d’ailleurs bien d’autres choses à exprimer que de douces et jolies choses…
Quel est le projet le plus audacieux, fou, ambitieux que vous aimeriez développer autour de votre instrument ?
E.C : Oh la la, il y a plein de choses que j’ai envie de faire ! Humblement, je crois que le plus fou a déjà été pour moi ce choix de la harpe chromatique, en autodidacte et sans savoir où cela me mènerait. Pour l’avenir, je veux jouer et marier le son de ma harpe à plein d’instruments différents, j’aime jouer avec d’autres, c’est ce qui me nourrit et m’inspire ! Hors création musicale, j’ai une petite idée : créer une harpe chromatique pliable, electro acoustique, qui sonne bien et pas chère – On a le droit de rêver – Comme ça, vive les transports et vive la découverte de la harpe chromatique !
M.G : En ce moment, j’ai à cœur de développer un projet dans lequel la harpe ferait danser une salle entière, public debout, vibrant et s’exprimant au rythme des basses, des boucles rythmiques et enivrantes de la harpe. Je joue régulièrement dans des bals traditionnels, et maintenant j’aimerais vraiment étendre cette dimension de la danse (pas forcément traditionnelle) à la musique que je destine au concert. Je veux amener la harpe à leviers ailleurs, à des endroits où on ne l’imagine pas encore.
+ MORGANE GRÉGORY
Ven. 25 novembre / 21h
Pannonica
Un très bon article de Pitchwork :
« Meet 10 Contemporary Artists Who Are Rethinking Harp Music »
